Monsieur le Président,
Vous avez d’ores et déjà annoncé votre décision que tous les enfants français devraient se rendre sur les bancs de l’école à la rentrée 2021. Il n’y aurait donc plus de possibilité d’instruire en famille dans notre beau pays.
Si j’étais juste cynique ou vénale, je vous dirais que, en tant que directrice d’une école privée hors contrat, cela arrange mes affaires.
Or, d’une part, je considère avoir, pour partie au moins, des sentiments moins autocentrés, d’autre part, la liberté de choix, pour moi-même et mes concitoyen·nes, est un principe auquel je ne peux renoncer.
Car la perte de cette liberté blesserait notre démocratie d’une mutilation inutile.
Je comprends parfaitement vos intentions de juguler toute possibilité de conditionner les enfants à des idéologies meurtrières. Comme vous, je trouve ces modes d’éducation criminels, inadmissibles, et je souhaite qu’ils soient efficacement disqualifiés.
Néanmoins, à la lumière des faits, Monsieur le Président, j’affirme que vous vous trompez de cible.
Saïd et Chérif Kouachi, Mohammed Merah, Foued Mohammed-Aggad, Ismaël Omar Mostefaï, Abdelhamid Abaaoud, Sami Amimour, Adbhullakh Anzorov, et d’autres encore sans doute, se sont assis, sans exception, sur les bancs de l’école de la République. Cela les a-t-il préservés de devenir de dangereux terroristes ?
Si je suivais votre raisonnement, Monsieur le Président, avec tout le respect que je vous dois, je conclurais que c’est l’école de la République qu’il conviendrait d’interdire puisqu’elle n’a su éviter ces parcours désastreux et les conséquences dramatiques qui ont suivies.
Bien sûr, je comprends que, en dépit de la meilleure volonté du monde, et malgré sa vigilance pour suivre chacun·e du mieux qu’il peut, le personnel de vos écoles n’est pas en mesure d’éviter que se glissent dans ses rangs des êtres qui deviendront des criminels. Car l’école ne peut pas tout, pas plus que les tenants de l’instruction en famille qui sont, par définition, impuissants à contrôler toutes celles et tous ceux qui rejoignent cette possibilité. En outre : ce n’est pas leur rôle.
Vous craignez (et le constatez parfois) que l’instruction en famille n’ouvre une brêche pour des intentions malfaisantes, pour tenir certains enfants éloignés des valeurs et de la culture de notre pays. C’est sans doute vrai, pour une minorité d’entre ceux qui font ce choix. Mais il existe bienheureusement des contrôles annuels permettant de remédier à cette question. Pour fréquenter vos inspecteurs depuis plus de vingt ans, je les vois tout à fait aptes à déceler des dysfonctionnements familiaux préoccupants ! D’ailleurs, c’est ce qu’ils font, avec méthode et assiduité, à ce que j’observe. Et il se trouve des cas où un retour à l’école est justifié.
Par votre projet de loi, pour une minorité de ces cas, l’ensemble des familles serait donc lourdement sanctionné, comme l’on punit la classe entière pour les méfaits d’un seul élève. Quelle injustice !
Depuis vingt-cinq ans que je gravite dans le milieu de l’éducation alternative, après avoir vu et connu des centaines de familles aspirant à un choix différent de la proposition conventionnelle, je compte sur les doigts d’une seule main le nombre d’enfants en situation préoccupante. L’écrasante majorité des familles que j’ai rencontrées sont animées par un intérêt sincère pour le développement harmonieux de leur enfant. Ceux qui s’organisent pour instruire au sein de la famille aspirent à vivre pleinement leur parentalité, à prendre le temps d’accueillir leurs enfants dans la vie, à les accompagner à la découverte du monde, à respecter leurs aspirations profondes, à libérer leur enthousiasme, à un rythme qui leur convient et leur permet de combler aussi bien leurs besoins socio-affectifs que leurs besoins d’apprentissage. J’ai rencontré des personnes ouvertes, vivantes, créatives, s’intéressant à mille sujets et dont la progéniture est bien souvent, il faut le dire, exceptionnellement éveillée.
Vous le savez comme moi, Monsieur le Président, la véritable carence dont souffrent les jeunes criminels radicalisés est affective. Ils ont, à l’inverse de la plupart des enfants instruits à la maison, manqué de reconnaissance, d’attention et de bienveillance.
Sanctionner l’IEF c’est, outre la privation d’une liberté de choix fondamentale, amoindrir le potentiel global de notre population à prendre soin de ses enfants. J’affirme qu’il s’agit donc ni plus ni moins d’augmenter le risque de voir des enfants et des adolescents à la dérive, car dans l’impossibilité de vivre l’alternative qui correspondrait mieux à leur épanouissement spécifique.
Pour accueillir dans mes formations plusieurs dizaines d’enseignants chaque année, je constate l’immense déconvenue de ceux-ci face à la difficulté grandissante de leur profession, dans un contexte complexe et anxiogène. Ceux-ci viennent alors chercher auprès de celles et ceux qui représentent la liberté éducative des alternatives pour enrichir et diversifier leur pratique, avec l’admirable projet de répondre toujours mieux aux besoins de leurs élèves, jusqu’au burn out s’il le faut.
Monsieur le Président, au nom de l’ensemble de celles et ceux qui ne se déresponsabilisent ni ne se défaussent face à leur mission éducative, et qui le font avec intelligence et dévouement, dans le respect et le soutien des valeurs de la République, nous vous sommes par avance reconnaissants de renoncer à ce projet de loi qui les sanctionnerait injustement.
Nous sommes mobilisés, à vos côtés, pour que règnent dignement la liberté, la paix et la créativité nécessaires à un monde plus juste et plus humain.
En vous remerciant par avance pour votre bienveillante attention.
Le 30 octobre 2020, Sophie Rabhi-Bouquet
Fondatrice de La Ferme des Enfants
Fondatrice du l’écolieu Le Hameau des Buis
Fondatrice du centre de formation Université Vivante
Formatrice en pédagogies alternatives, conférencière, écrivaine