La Ferme des Enfants condamnée : droit de réponse par Sophie Rabhi-Bouquet
Le jugement des Prud’hommes, qui ressemble davantage à un procès à mon encontre («Madame Rabhi a dit») qu’à un jugement technique, s’appuie en particulier sur une lettre écrite de ma main à des habitants du Hameau des Buis, contestataires de la gestion de l’association Ferme des Enfants, dans laquelle je fais état d’une discordance de positionnement entre les administrateurs-habitants et moi-même, alors présidente de l’association la Ferme des Enfants.
Cette lettre, datée du 1er février 2018, s’organise en 7 points par lesquels j’explique que des projets innovants comme ceux de la Ferme des Enfants et du Hameau des Buis nécessitent une certaine forme d’audace administrative et juridique qui semble ne pas convenir aux esprits frileux. Le respect des règles, lois et autres réglementations est une nécessité impérieuse que nous nous efforçons d’incarner, et une valeur fondamentale que nous transmettons à nos élèves dans nos écoles démocratiques. Considérer en quoi elles peuvent être limitantes ou limitées, dans le but de stimuler leur évolution, me paraît être un mouvement naturel et nécessaire, sans lequel le législateur n’aurait plus aucune raison d’être.
Voici les 7 points de la lettre en question :
1) J’explique que lorsque j’ai voulu ouvrir une école dans la ferme de mes parents, la MSA m’a répondu que cela n’existait pas et que cela ne paraissait pas possible d’ouvrir une école maternelle et primaire sous l’égide d’une exploitation agricole. Ma question est donc remontée jusqu’aux plus hauts décisionnaires de la MSA qui ont finalement décidé d’accepter le projet ! L’école la Ferme des Enfants dans l’exploitation agricole a donc fait jurisprudence.
2) Je raconte ensuite que lorsque nous avons voulu créer une structure écologique pour personnes âgées adossée à l’école, le Conseil Général nous a fait savoir que le nombre de « lits » pour ce public était réglementé et limité, par département, et qu’une nouvelle résidence-services n’était pas envisageable. Nous avons donc opté pour la solution de l’habitat groupé dont le montage juridique et financier, totalement innovant, a été taillé sur mesure par deux notaires et trois avocats réunis.
3) Le troisième point cite le choix architectural de construire en bottes de paille tandis que le DTU (document technique unifié) de ce matériau n’était pas encore légalisé (il ne le sera qu’en 2012, soit un an après la fin de notre chantier !). Nous nous sommes appuyés alors sur la réglementation technique autrichienne et les précurseurs français (plus de 600 bâtiments existants) dont le premier ERP (établissement recevant du public), déjà sorti de terre au moment où nous avons pris cette décision.
4) En 4ème point, j’explique comment nous avons pu mettre ce chantier en œuvre en dépit des limites administratives. J’y salue notamment le courage et l’engagement de notre architecte qui a dû renoncer provisoirement à son titre (et à la rémunération qui allait avec) pour nous accompagner dans cette aventure.
5) Ensuite, j’évoque le chantier participatif et notre difficulté d’être « 100% conformes » à la stricte réglementation dans une situation où des dizaines de bénévoles se sont joints à un chantier de construction atypique.
6) J’explique que nous avons été parmi les premiers à opter pour un lieu – dont une école – intégralement équipé en toilettes sèches, ce qui n’a pas manqué de nous confronter avec une réglementation balbutiante sur ce sujet.
7) Enfin, j’évoque la crise financière mondiale de 2008 pendant laquelle nos caisses se sont intégralement vidées. Nous étions alors dans l’incapacité de payer les salaires des constructeurs. Les 13 travailleurs engagés ont décidé de continuer le chantier plusieurs mois sans rémunération, le temps de sortir de cette crise. Était-ce « légal » ? Pas vraiment. Mais il nous a fallu choisir entre la survie et une catastrophe financière qui aurait ruiné plusieurs dizaines de participants et mis un projet à 3,5 millions d’euros en échec.
Et justement, c’est bien de survie qu’il s’agit dans la fin de ce courrier. Car dans les écoles privées hors contrat, nous y sommes constamment confrontés ! Nous vivons dans un pays où le coût moyen annuel d’un enfant scolarisé s’élève à 8 690 €. Cette somme intègre mécaniquement des économies d’échelle dont les écoles privées hors contrat ne bénéficient pas. Nous proposons une prestation de qualité supérieure en terme de pluralité des offres et du nombre d’élèves par adulte, pour un montant demandé aux familles de 3 200 € annuels ! Car non seulement ces familles contribuent par leurs impôts à l’effort commun pour alimenter les caisses de la nation (dont l’éducation est le premier poste de dépenses pour près de 150 milliards d’euros annuels) mais elles doivent, en plus, débourser des « écolages » pour avoir accès à un enseignement de leur choix, au sein d’une démocratie où est précisé, par différents textes, le droit des parents à choisir le mode d’éducation qu’ils souhaitent pour leurs enfants. J’ajoute à cela que nous, écoles alternatives, rendons « gratuitement » à notre pays un service public de premier choix en accueillant dans nos écoles un grand nombre d’exclus qui, du fait de leurs différences (troubles du comportements, pathologies, handicaps, troubles de l’apprentissage…) ne sont plus en mesure de suivre les programmes ordinaires.
L’absence de soutien de l’état dans la mise en œuvre de cette pluralité ne peut empêcher l’émergence d’initiatives qui, nous le savons, connaissent les plus grandes difficultés pour exister dans un tel contexte. C’est pourquoi, la Ferme des Enfants, comme d’autres initiatives similaires, se voit acculée à déployer des trésors de « trucs et astuces » pour sa survie. Parmi ceux-ci, la motivation des participants est déterminante.
Les écoles alternatives, associatives pour la plupart, sans but lucratif, sont dites « participatives » et ne peuvent fonctionner sans un effort commun de contribution, en grande partie bénévole. Il est donc ridicule et déloyal, dans un tel contexte, de juger les conséquences de cette réalité comme s’il s’agissait d’une organisation prospère et capitaliste. Les porteurs de projet d’écoles alternatives le savent mieux que personne : une école privée hors contrat ne permet pas de gagner confortablement sa vie. Ce sont des espaces de résistance, où chaque euro doit être valorisé au profit de l’objet associatif, où les bilans sont régulièrement déficitaires et où il n’est nul question, pour quiconque, d’enrichissement personnel, bien au contraire.
Ainsi, oui, disons-le : nous faisons feu de tout bois pour survivre et proposons à la créativité et aux élans de contribution de s’organiser pour soutenir la victoire annuelle d’avoir survécu à ce défi. Cela implique évidemment la volonté de citoyens qui trouvent du sens et de la motivation à donner de leur personne pour cette cause, avec la responsabilité pour chacun de mesurer ce qui lui est convenable. Pour ma part, je n’ai pas hésité à consacrer les dividendes de ma ferme et de mon centre de vacances pour soutenir l’école à son démarrage, à être moi-même intégralement bénévole une dizaine d’années, avant d’être payée plus ou moins les 3⁄4 du SMIC pour un travail annuel moyen de 2000 heures, effectué au service de cette cause que j’ai choisie en conscience, avec mon plein consentement. Il en va de même pour les milliers de personnes qui ont contribué à ce projet depuis 1999, et ont, pour la plupart, trouvé avantage à le faire tant le lieu est riche en rencontres, en sens, en découvertes, en compétences et en joie de vivre.
L’affaire qui nous occupe pose la question de la responsabilité, car j’affirme que les trois plaignants ont été dans cette même disposition de soutien et de dévouement à un projet qui faisait, pour eux, d’autant plus de sens qu’ils y avaient leurs enfants. Entre rester à la maison avec eux, compte tenu de leurs choix d’instruction en famille, encore actuel, et venir à l’école les accompagner en même temps que contribuer à sa pédagogie ou son organisation : le bénéfice est assez évident. Un lieu social, pourvu de matériel et possibilités pédagogiques étendues, où l’on trouve le soutien d’autres adultes et un foisonnement d’offres pour petits et grands, constitue un cadre plutôt soutenant pour les tenants de l’éducation alternative ou ceux de l’instruction à domicile. Les trois plaignants ont donc, ni plus ni moins, changé d’avis, pour des raisons qui leur appartiennent, et décidé, dans un élan de vengeance et de profit personnel, de faire porter ce changement de choix à la structure Ferme des Enfants, quitte à la mettre en danger de mort.
Cette perspective d’anéantissement de la Ferme des Enfants n’est pas isolée dans le contexte conflictuel qui sévit sur le lieu actuellement. Elle fait partie des stratégies mises en œuvre par un groupe de détracteurs, en soutien des plaignants, pour lesquels notre école, bien que fondatrice et créatrice du lieu qu’ils habitent (l’écovillage le Hameau des Buis), est devenue indésirable. Il serait trop long d’évoquer ici toutes les péripéties qui ont mené à cette situation, c’est pourquoi nous proposons au lecteur désireux de comprendre plus précisément le conflit de se rendre sur notre site www.la-ferme-des- enfants.com, dans la rubrique « Actualités » pour y trouver des analyses plus détaillées.
Aujourd’hui, la Ferme des Enfants est une initiative reconnue dans le paysage pédagogique national et international. Je suis régulièrement invitée à témoigner de notre expérience qui intéresse de plus en plus de professionnels et de parents, je forme dans mes stages environ 80 enseignants chaque année, et j’accompagne l’émergence de plusieurs structures en France, en Belgique et en Suisse.
En outre, la Ferme des Enfants a déjà scolarisé plus de 400 enfants et adolescents, permis à 150 familles de rejoindre la basse Ardèche pour s’y installer durablement, créant ainsi une dynamique sociale et économique incontestable pour la région.
La disparition de la Ferme des Enfants serait un événement tragique et préjudiciable tant pour l’évolution de la recherche pédagogique que pour les 43 enfants qui y sont heureux, les salariés, les dizaines de jeunes et moins jeunes en quête de sens qui viennent y étudier ou s’y former, les centaines de visiteurs annuels qui viennent s’y informer, les milliers de followers qui s’en inspirent.
Pour l’ensemble de ces raisons, et parce qu’une décision de requalifier des engagements bénévoles en contrat de travail pourrait créer un précédent dévastateur dans le monde associatif, pilier essentiel de la santé sociale de notre pays, je soutiendrai activement le Conseil d’Administration de la Ferme des Enfants dans ses démarches en procédure d’Appel.
Au Hameau des Buis, samedi 18 janvier 2020, Sophie Rabhi-Bouquet