Travail dissimulé ? Vraiment ?
Le 8 novembre 2019, suite au recours devant les Prud’hommes d’une requête de trois personnes insatisfaites de leurs relations passées avec l’Association La Ferme des enfants, le journaliste Nicolas FERRO a produit un article pour le site internet de la chaine France 3 Rhône alpes, suffisamment remarqué pour être relayé par Radio France, et notamment la chaîne France Info qui le publie dans ses tribunes numériques.
L’occasion était en effet trop belle d’agiter l’opinion publique avec le nom du renommé « Rabhi », avec lequel sa fille doit aujourd’hui composer, elle aussi, souvent pour le meilleur, quelquefois pour le pire.
Mais qu’en est-il vraiment de cette plainte ?
Elle arrive au cœur d’un conflit, ou plutôt d’une crise, telle que la Ferme des Enfants n’en a jamais connue auparavant. L’objet de cette crise est complexe et multiforme.
Rappelons les faits : la Ferme des Enfants, école maternelle et primaire, est fondée en 1999 dans la ferme de Montchamp par Sophie Rabhi, la seule des 5 enfants à s’intéresser professionnellement, et dans la continuité, à l’engagement militant de Pierre et Michèle Rabhi. Sophie décide de s’engager elle aussi en faveur de la vie et de la nature, par l’accueil des enfants dans un milieu ouvert et vivant, et une pédagogie respectueuse de leurs rythmes et besoins. Elle apprend et applique la pédagogie Montessori, la pédagogie de projets, s’inspire de pédagogie institutionnelle et mobilise des compétences variées, dont la communication non violente à la base de sa pratique. Pour Sophie, l’éducation n’est pas l’apanage des enseignants. Sur un mode « université populaire », elle estime que chacun est maître de ce qu’il connaît, pratique ou professe. L’école est ouverte à de multiples ateliers, la plupart du temps donnés bénévolement car l’école, privée, hors contrat, appliquant une politique de faible coût de scolarité, n’a pas de moyens financiers. Pour cela, parents et sympathisants sont sollicités et trouvent, la plupart du temps, du sens à contribuer dans un esprit de co-éducation avec l’équipe pédagogique. Ainsi, l’apiculteur explique le travail des abeilles, le potier montre des techniques de modelage, le comédien propose des créations théâtrales, le jardinier jardine avec les enfants, l’artiste anime la création artistique, etc… Ce partage de savoirs et savoir-faire fait partie intégrante de la pédagogie de la Ferme des Enfants depuis plus de 20 ans.
C’est avec l’idée d’optimiser encore cette émulation que Sophie écrit en 2002 un projet pour construire un écovillage pédagogique et intergénérationnel sur une base vivrière agricole. En effet, vivant dans une ferme familiale où se côtoient 4 générations, elle observe les bienfaits de la rencontre entre les plus âgés et les plus jeunes. Son projet initial est donc une résidence-service pour personnes retraitées. De fil en aiguille le projet évolue, et le groupe rassemblé autour de cette aventure décidera en 2008 qu’il ne s’agira plus d’un lieu uniquement pour personnes âgées mais un écovilllage à part entière, incluant toutes les générations. Vous avez dit « aventure » ? En effet, il s’agit d’un incroyable chantier, d’une épopée hors du commun qui mobilisera au total environ 2000 bénévoles qui se succèdent sur le site de construction solidaire de 2006 à 2011. Une vingtaine d’habitats bioclimatiques de très grande qualité sont édifiés, sous la houlette de l’architecte local Pierre-Henry Gomez, dans un esprit 100% d’intérêt général, sans but lucratif et non spéculatif. Pour cela, l’association la Ferme des Enfants se porte elle-même garante de l’organisation du chantier et détient la grosse majorité des parts sociales de la société civile qui gère le patrimoine foncier et immobilier.
Le projet architectural comptait une ferme en activité, une école et vingt logements. Au final, les budgets manqueront pour construire une école « en dur », pourtant bel et bien dessinée dans le permis de construire. Celle-ci devra se contenter d’une installation de yourtes contemporaines et du vieux mas en pierres joliment rénové. Quant aux loyers destinés à soutenir le fonctionnement de l’école, il serviront finalement, pour les 15 à 20 prochaines années, à rembourser les emprunts qui se sont révélés indispensables pour achever le chantier des maisons.
Les habitants du Hameau des Buis installés, la question de la relation entre l’école et les habitants n’a cessé de mobiliser l’attention des participants. Notamment, le fait que la Ferme des Enfants détienne 99% des parts sociales, tandis que ce sont les loyers des habitants qui couvrent l’ensemble des dettes du lieu, a produit une tension de plus en plus intense, jusqu’à la crise de 2018 où les fondateurs du lieu, Sophie Rabhi et Laurent Bouquet, se sont trouvés prisonniers d’un chantage visant à transférer 94% des parts sociales détenues par la Ferme des Enfants à l’association des habitants. Malgré leur profond désaccord pour une transaction qu’ils considèrent comme un abus de confiance pour l’ensemble des bénévoles (dont ils font partie) qui ont construit les maisons dans un esprit désintéressé, ils n’ont eu d’autre choix que de céder à cette odieuse pression pour ne pas risquer de mettre l’ensemble du projet en péril financier. Le Hameau des Buis est aujourd’hui entre les mains de quelques personnes, et non plus un bien commun large et ouvert comme à son origine. De plus, la Ferme des Enfants, pourtant porteuse et réalisatrice du projet depuis le premier jour, est réduite à une situation de précarité sur le lieu qu’elle a initié. La nouvelle gérance, composée d’habitants, a en effet fait parvenir aux dirigeants de l’école un avis d’expulsion pour 2020 !
Dans ce climat de tensions et d’hostilités, Sophie Rabhi a démissionné de la Présidence de la Ferme des Enfants, remplacée par Laurence Arpi, mère d’élèves depuis 10 ans, coach de métier. Suite à cette démission, le conflit étant rendu visible pour tous les adhérents et contributeurs, le collectif des bénéficiaires du lieu s’est divisé.
Lorsque Laurence Arpi a compris l’ensemble des enjeux de pouvoir qui déstabilisaient l’école, elle a entrepris, avec son conseil d’administration et ses conseils, de redresser la situation, étape par étape. D’après elle : « La Ferme des Enfants est victime de l’excès de confiance et de bienveillance de la part de sa fondatrice… Partager le pouvoir et accepter toutes les bonnes volontés pour contribuer à une réalisation ne peut se faire sans un cadre strict qui protège l’œuvre commune de certaines intentions de détournement. » En effet, les plaignants des Prud’hommes, mécontents pour des raisons diverses, ont tous trois pris fait et cause pour les habitants (l’un d’eux est d’ailleurs habitant), décidant de se coaliser dans l’espoir d’achever l’école, déjà fragilisée par la crise, par une condamnation à des indemnités qu’elle ne serait pas en mesure d’assumer. Cette intention a été résumée ainsi par l’une des plaignantes : « Je continuerai jusqu’à ce que cette école soit fermée ! ».
Aujourd’hui, les organisations qui soutiennent les écovillages et autres projets collectifs de la transition le savent, le facteur humain reste un défi à surmonter, celui-ci pouvant mener le plus merveilleux des projets à sa perte. Dissensions, désaccords, mécontentements, revendications, volonté de pouvoir, et autres entraves à une entente paisible et pacifique continuent de menacer les réalisations, à la Ferme des Enfants comme ailleurs, comme le révèle l’enquête de la journaliste Québécoise Diana Leafe Christian, qui estime que 9 projets de communautés intentionnelles sur 10 sont voués à l’échec.
Disons aussi que la Ferme des Enfants pratique une pédagogie qui peut être vécue par certaines personnes comme « subversive ». Depuis 2016, devenue école « démocratique », elle n’oblige plus les enfants à suivre les programmes scolaires tout en continuant à promouvoir et servir le socle commun de compétences. Ainsi, les enfants et les adolescents scolarisés à la Ferme des Enfants peuvent, au quotidien, choisir ce qu’ils apprennent, comment et avec qui ils explorent les connaissances. Un planning journalier offre une variété de possibilités auxquelles s’ajoutent des activités informelles librement menées dans un contexte enrichi par la diversité des lieux et outils disponibles. Les jeunes sont pour ainsi dire « libres pour apprendre » comme l’explique dans son livre le chercheur en psychologie américain Peter Gray. Cette pédagogie innovante, voire révolutionnaire, ne peut certes pas convenir à tous les esprits, et l’on observe un décalage, pour ne pas dire un fossé intergénérationnel, entre les pratiques éducatives connues de la population du Hameau des Buis, pour moitié retraitée, et l’éducation nouvelle promue par la pédagogue fondatrice, qui bouleverse repères et conditionnements, parfois jusqu’à susciter la réprobation.
La définition communément admise du bénévolat est la suivante (source : Conseil économique et Social du 24 février 1993) : « Est bénévole toute personne qui s’engage librement pour mener une action non salariée en direction d’autrui, en dehors de son temps professionnel et familial ». Le bénévolat est un principe fondateur de l’expérience de la Ferme des Enfants et du Hameau des Buis. Sur le chantier, des conventions de bénévolat ont été signées systématiquement par les participants, une pratique qui n’a pas toujours été reproduite pour les parents offrant leur soutien à l’école de leurs enfants. Notamment, les plaignants font partie de ceux qui ont donné plus que la plupart des autres parents, volontairement et de leur propre gré, se disant réjouis de participer, d’apprendre et de contribuer à un projet qui ait du sens pour eux. Un désaccord avec la direction a affecté la relation entre ce couple de bénévoles très investi et l’école. Leur engagement s’est donc transformé en diverses revendications, dont celle de revaloriser leur bénévolat passé en contrat de travail, ce qui est évidemment absurde pour une association loi 1901 où des milliers de bénévoles seraient alors eux-mêmes fondés de réclamer un dû, à commencer par les fondateurs qui ont accepté le sacrifice de plusieurs années de rémunération pour mener à bien l’œuvre commune (plus de dix ans de bénévolat au service de l’école pour ce qui concerne Sophie Rabhi-Bouquet).
Le troisième plaignant était un cuisinier en extra, au statut d’auto-entrepreneur, ayant pour missions de soutenir le cuisinier salarié de la cantine de l’école. La Ferme des Enfants a en effet maintenu la performance de proposer des repas complets de qualité biologique pour la somme dérisoire de 4 € par repas (5,50€ pour les adultes), un tarif inférieur aux coûts réels engagés par l’association. Les services offerts par l’auto entrepreneur, habitant du Hameau des Buis, permettaient de soulager l’activité de cuisine sans aucune subordination, le prestataire restant libre de son organisation, de ses mouvements et d’autres activités de prestation qu’il menait par ailleurs.
Ce qui a conduit ces trois personnes aux Prud’hommes n’est certes pas le « travail dissimulé », car il n’y a aucun mystère dans ces situations, mais bien un contexte où la colère et la volonté de détruire qui lui sont liées se sont exprimées dans des mises en actes. Nous dirions plutôt, pour faire simple et direct, qu’il s’agit d’une tentative d’instrumentalisation des Prud’hommes au service d’un règlement de compte.
Il ne nous appartient pas de juger ces affaires, ceci étant du ressort de la juridiction compétente. Nous nous devions néanmoins d’éclairer le lecteur sur des sous-entendus et allégations inquiétantes, voire accablantes, qui ne nous paraissent pas légitimes dans le contexte qui est le nôtre.
Au Hameau des Buis, le 9 décembre 2019
Le Conseil d’Administration de la Ferme des Enfants